Les trois piliers de l’ACS
Au détour des allées de Ferme Expo 2022 à Tours, nous avons croisé Noé Brisseau, céréalier à Pouant (86), dont les champs font la curiosité de ses voisins agriculteurs. Sur les 180 ha de parcelles de Noé, jamais de terre nue, retournée, ou grattée. Toute l’année, il alterne entre récoltes et couverts végétaux pour nourrir son sol : c’est le principe de l’Agriculture de Conservation des Sols (ACS). L’Association pour la Promotion d’une Agriculture Durable (APAD), créée il y a 20 ans et composée de 1 000 agricultrices et agriculteurs, a lancé le label « Au Cœur des Sols » en 2020 pour valoriser le travail réalisé en ACS et les services environnementaux rendus. 300 fermes sont ainsi engagées dans le label en France et 35 labellisées dans le Poitou (79 – 85 – 86). « L’ACS est une pratique très définie, à la différence d’autres notions dans le vaste domaine de l’agroécologie », précise Louis Denonnain, chargé de Mission pour l’APAD Val de Loire.
Cadrée par la FAO1 (l’organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture), l’ACS repose sur trois piliers :
- Couvrir les sols
- Semer sans travailler le sol
- Diversifier les cultures
Prenons l’exemple du blé : en agriculture conventionnelle, on sème le blé en octobre et on le récolte en juillet. On laboure ensuite le sol qui reste à nu jusqu’au prochain semis. En ACS, on ne laboure pas après la récolte. On pratique le « semis direct » qui consiste à semer un engrais vert sur les résidus de la récolte avec des semoirs spécifiquement adaptés (à disque ou à dents fines) qui ne perturbent que très peu la terre. Ce couvert végétal, qui ne sera jamais récolté, protège le sol et peut assurer plusieurs fonctions, selon la plante choisie par l’agriculteur : produire de l’azote, étouffer les graminées, restructurer les sols… C’est directement sur ce couvert végétal que l’agriculteur sèmera sa prochaine culture, en l’« affaissant » avec son semoir. À la différence de l’agriculture conventionnelle qui favorise une rotation « blé, orge, colza » pour un meilleur rendement économique à court terme, l’ACS favorise un allongement des rotations et la plantation d’une grande variété d’espèces.
Le ver de terre, emblème de l’ACS
« Selon l’USDA, un labour pour la vie biologique, c’est subir simultanément un ouragan, une inondation, un feu de forêt et un tremblement de terre, explique Noé. C’est un véritable bouleversement pour les sols. En allant aider certains collègues agriculteurs qui travaillent avec d’autres méthodes, je me rends compte des différences entre nos sols et du chemin parcouru grâce à l’arrêt du labour. Sur mes parcelles, la couche en surface est noircie, grumeleuse. La terre, composée de matière organique, se travaille toute seule et supporte mieux les aléas (- 90 % d’érosion). Un véritable terreau ! » Une terre riche donc (+ 40 % de matières organiques dans les sols), avec un indice élevé d’activité microbienne, et restaurée de sa biodiversité. En témoigne la multiplication par 15 d’un auxiliaire très important du sol : « Noé n’est pas seulement céréalier. Il est devenu éleveur… de vers de terre ! », plaisante Louis.
Mais les avantages de l’ACS ne se mesurent pas seulement à la qualité des sols et des récoltes obtenues. « L’APAD défend l’ACS comme la pratique agricole qui a le plus d’impacts positifs, qu’ils soient environnementaux, économiques ou sociaux », explique Louis. À l’image de l’exploitation de Noé, le schéma traditionnel de transition vers l’ACS s’effectue souvent, en premier lieu, pour des raisons économiques. « Mon père a hérité de la ferme de son père à la fin des années 80. En 95, il a fait le choix d’arrêter le labour en raison du coût du carburant. Il passait seulement le décompacteur à 25/30 cm, puis à 10 cm en 2005. On voyait déjà les bénéfices pour la terre. En 2010, on est passé au semis direct sur quelques parcelles pour tester. » Une revue spécialisée, une rencontre déterminante et un voyage au Brésil en 2012 finiront de convaincre Noé de se lancer dans une conversion totale (2016).
« Les premières années de conversion, il arrive d’observer une baisse de rendement, précise Louis. Il faut que le sol se construise, les racines ont du mal à pénétrer, il y a moins de porosité. C’est un véritable engagement. On remet en cause un système qui a vu son rendement tripler entre 1930 et 1990. Se lancer dans l’ACS, ça demande beaucoup d’énergie et de recul et il n’existe pas d’aide financière. » Mais économiquement, l’agriculteur s’y retrouve rapidement : qui dit fin des labours dit un tracteur de 250 CV en moins, moitié moins de gasoil (- 60 % de consommation de carburant en moyenne avec l’ACS), moins d’outils et de pièces d’usure à acheter, moins de main-d’œuvre, mais également une meilleure qualité de vie. « Hier soir à 22 h, mon voisin était encore en train de labourer, raconte Noé. On gagne beaucoup de temps et d’énergie. »
Un choix dogmatique ?
« Quand je faisais mes études, on ne parlait pas du tout de l’ACS, ou à demi-mot, poursuit Noé. C’est un vrai choc des cultures. Le regard des autres sur cette pratique est parfois lourd. Mais si on les écoute, on n’avance pas. » La peur de se lancer ou de sortir du carcan de l’agriculture traditionnelle, hérité des générations précédentes, font partie des freins à la conversion. C’est ici qu’intervient l’APAD qui a pour mission d’accompagner et de former les agriculteurs à l’ACS. « Le but de l’APAD, c’est de faire progresser les agriculteurs et de favoriser la mise en réseau, développe Louis. Tout le monde peut adhérer, quel que soit son niveau d’engagement. Tous les âges sont concernés et tous les types d’agriculture. Tout dépend du sol, donc cela concerne les céréaliers, mais également les maraîchers, les éleveurs, les viticulteurs… »
Et si la conversion demande un grand investissement, surtout les premières années, le choix de ce type d’agriculture relève également d’une véritable conviction, au regard d’autres communautés de pratiques, comme celle de l’Agriculture Biologique (AB) par exemple. Car la gestion des « mauvaises herbes », appelées adventices, est au cœur des préoccupations de tous les types d’agriculteurs et les piliers mêmes sur lesquels se fonde l’ACS ne permettent pas aujourd’hui de se passer d’herbicides, même si son utilisation est considérablement réduite. « C’est une question d’équilibre, explique Louis. En protégeant les sols, on redonne à la plante les moyens de se défendre elle-même. Il y a moins de bactéries pathogènes. On peut s’affranchir d’insecticides et de fongicides, mais pas d’herbicide. L’Agriculture Bio n’utilise pas de chimie de synthèse mais demande un gros travail du sol. On considère le bilan inconvénients/bénéfices de l’ACS comme plus vertueux. »
Car si l’Agriculture Biologique, elle, se dispense de toute utilisation d’engrais chimiques et de pesticides, elle ne permet pas de s’affranchir du labour, nécessite donc beaucoup de main-d’œuvre et offre un plus faible rendement. En ce sens, l’ACS répond aussi bien aux enjeux de production qu’aux défis environnementaux. Un véritable casse-tête pour de nombreux agriculteurs qui se trouvent tiraillés entre rendement, rentabilité et véritable prise de conscience écologique. Alors, peut-on allier les deux ? « C’est difficile de réunir l’AB et l’ACS. » explique Louis. « Les systèmes ont la même ambition avec des techniques différentes. Allier les deux, c’est possible en cas d’élevage par exemple, lorsqu’un champ peut être pâturé par les animaux. » Difficile, mais pas impossible donc : des initiatives naissent en France pour tendre à rapprocher les convictions et maîtriser plus efficacement et plus naturellement l’enherbement des parcelles : on parle alors d’Agriculture Biologique de Conservation. Des pistes de réflexions capitales pour répondre aux nombreux enjeux de l’agriculture de demain.
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